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Chapitre 1 - Rang F

  Akira Kaizen détestait par-dessus tout les matins. Non pas à cause du réveil trop brutal, ou du soleil aveuglant de Neopolis, cette mégapole tentaculaire en perpétuelle effervescence. Non, ce qui l’épuisait chaque jour un peu plus, c’était de devoir sortir dans la rue avec cet écran au-dessus de sa tête.

  Un écran visible par tous.

  [Nom : Akira Kaizen]

  [Rang : F]

  [Puissance : 1 | Agilité : 1 | Endurance : 1 | énergie Mythique : 0]

  [Divinité liée : Aucune]

  [Potentiel de progression : Inactif]

  Le pire n’était pas tant les chiffres – bien que ridicules – mais cette dernière ligne, en rouge. Inactif.

  Dans un monde où presque chaque humain avait vu ses stats légèrement grimper à force d’efforts, d’entra?nements, d’heures à la salle, à la course, au combat ou à l’étude, Akira stagnait. Peu importe ce qu’il faisait, il restait figé. Comme si le système lui-même le rejetait.

  Il avait tout essayé. Les coachs privés, les salles de développement neurologique, même les simulateurs sensoriels de combat : rien. Aucune évolution. Et personne ne comprenait pourquoi.

  Enfin, presque personne.

  ? Yo ! ?

  Une voix familière, trop enjouée pour l’heure, le tira de ses pensées. C’était Toma Ishigane, son meilleur pote depuis le collège, un type classé rang E qui parvenait toujours à garder le sourire. Même avec un équipement de base et des stats faiblardes, Toma réussissait à grappiller petit à petit quelques points de progression en force ou en agilité. Pas de quoi briller, mais assez pour ne pas être complètement laissé-pour-compte.

  Akira l’enviait autant qu’il l’appréciait.

  ? Tu fais encore cette tronche d’enfant maudit, mec. ?

  Akira haussa les épaules, les mains dans les poches de son sweat élimé. ? J’fais la tronche d’un gars qui vient d’ouvrir ses stats et a vu qu’il était toujours une anomalie. ?

  Toma grima?a. ? T’as au moins gagné 1 point en sarcasme, j’dirais. ?

  Ils éclatèrent de rire, et Akira, l’espace d’un instant, sentit son poids s’alléger. Jusqu’à ce que la voix d’un haut-parleur retentisse dans les rues de Neopolis.

  ? Rappel : aujourd’hui à 20h, le combat tant attendu opposera l’Avatar Rang S+ Takao Mizuki au Mythic de catégorie A, Fafnir. Les paris sont ouverts sur la plateforme officielle de la Bourse des Avatars. Rapprochez-vous de votre succursale pour miser sur le gagnant ! ?

  Un immense écran holographique s’alluma sur la fa?ade d’un gratte-ciel, montrant Takao Mizuki – sourire ravageur, sponsorisé jusqu’à la moelle, entouré de logos de grandes marques, sa fiche stats impressionnante flottant à c?té de lui. L’homme était une entreprise à lui seul.

  Akira détourna les yeux.

  ? T’sais, c’est dingue, ? dit Toma. ? à chaque fois qu’un Avatar dépasse le rang A, y’a direct une banque, un assureur, un sponsor, un merch. J’me demande même si ces mecs-là se battent encore pour l’honneur ou juste pour les dividendes. ?

  ? Ce monde aime les chiffres. ?

  ? Et toi, t’aimes te plaindre. ?

  Ils arrivèrent devant le lycée Neopolis, un établissement gigantesque financé en partie par des fonds privés liés à des guildes de haut niveau. Devant les grilles, un portail scannait automatiquement les écrans de stats, triant en temps réel les élèves par rangs pour optimiser les parcours pédagogiques.

  Toma fut dirigé vers la classe E. Akira, lui, comme chaque jour, vit la flèche rouge clignoter vers le sous-sol.

  Classe F.

  Celle des "cas particuliers".

  Il descendit les escaliers sombres, croisant les regards fuyants d'autres élèves oubliés, ceux dont le monde n'attendait rien. Au fond de la salle, une voix douce l'interpella.

  ? Tu es encore arrivé avant moi. ?

  Airi Rikami. Cheveux longs et noirs, silhouette fine, regard calme. Son écran indiquait Rang D, mais c’était secondaire. Ce qui comptait, c’était qu’elle n’ait jamais ri de lui. Jamais méprisé. Elle avait été la première à lui tendre la main quand il avait chuté.

  Ils s’aimaient. Silencieusement, maladroitement. Aucun des deux n’osait faire le premier pas, figés dans une complicité discrète faite de regards volés et de silences confortables.

  ? J’ai pas dormi, ? murmura-t-il. ? J’me suis réveillé à 3h pour refaire une séance au centre d’entra?nement. ?

  Airi haussa les sourcils. ? Tu crois encore que ?a changera ? ?

  Il voulut mentir. Mais non. Il haussa simplement les épaules.

  Le cours débuta. Un hologramme du professeur s’anima au centre de la salle.

  This tale has been unlawfully lifted without the author's consent. Report any appearances on Amazon.

  ? Sujet du jour : les résonances mythiques et les probabilités de sélection divine. ?

  Un schéma apparut. Il montrait une pyramide sociale inversée, avec les humains lambdas en bas et les Avatars en haut. Plus on montait, plus l'argent, l'influence et les privilèges abondaient. Les sélections divines étaient supposées aléatoires, mais de nombreuses études montraient une étrange corrélation entre les Avatars de rang élevé et les familles issues des grandes entreprises, des milieux militaires ou politiques.

  Le professeur poursuivit, comme si c’était normal.

  ? Le monde a changé. Aujourd’hui, être sélectionné par une divinité, c’est être noté par le marché. Et comme tout marché, il se régule… ou se manipule. ?

  Akira serra les dents. Cette phrase lui collait à la peau.

  Pourquoi lui, au fond ? Pourquoi ses stats étaient-elles bloquées ? Pourquoi ce sentiment d’étrangeté, comme si quelque chose dormait en lui mais refusait d’émerger ?

  Un jour, il avait posé la question à un analyste IA du gouvernement. La réponse avait été brutale :

  ? Profil verrouillé. Résultat : instabilité de fond. Rejet automatique du système. Anomalie potentielle. ?

  Mais personne n’avait pris le temps d’enquêter.

  Akira fixait le tableau holographique, les mots du professeur résonnant encore dans sa tête comme une vieille chanson qu’il ne pouvait pas oublier. Instabilité de fond. Anomalie potentielle. Il avait retourné cette phrase dans tous les sens depuis des mois, cherchant un sens, une faille, n’importe quoi. Mais rien. Juste ce vide qui le suivait partout.

  à c?té de lui, Airi Rikami rangeait sa tablette, ses doigts effleurant l’écran avec une précision presque mécanique. Elle ne disait rien, mais son silence avait quelque chose de rassurant. Akira la connaissait depuis des années – depuis ce jour où elle l’avait retrouvé assis seul sous un arbre après une énième humiliation publique. Elle ne l’avait pas plaint. Elle lui avait juste tendu un soda et s’était assise à c?té de lui, sans un mot. Depuis, ils étaient restés comme ?a : proches, mais à distance.

  ? Tu penses à quoi ? ? demanda-t-elle doucement, brisant le fil de ses pensées.

  Il haussa les épaules. ? à ce que ?a fait d’être cassé. D’être le seul qui stagne. ?

  Elle le regarda un instant, ses yeux sombres plissés comme si elle cherchait une réponse dans son visage. ? Peut-être que t’es pas cassé. Peut-être que t’es juste… en attente. ?

  Il ricana, mais sans conviction. ? En attente de quoi ? D’un miracle ? ?

  Airi ne répondit pas. La cloche virtuelle retentit, un son aigu qui vibra dans la salle. Les élèves de la classe F se levèrent dans un mélange de soupirs et de murmures, leurs écrans flottant au-dessus d’eux comme des ombres accusatrices. Akira fourra ses affaires dans son sac et suivit Airi vers la sortie.

  Toma les attendait dans le couloir, adossé au mur avec son éternel sourire en coin. Son uniforme était froissé, ses cheveux en bataille, mais il dégageait une énergie que Akira lui enviait en secret. ? Alors, les cerveaux du sous-sol, vous avez survécu à un autre cours ? ?

  ? à peine, ? répondit Akira. ? On nous a encore bassinés avec les divinités et leurs stats magiques. ?

  Toma ricana. ? Moi, j’dis qu’ils devraient enseigner comment esquiver les profs. ?a, c’est une vraie compétence. ?

  Airi esquissa un sourire discret, et ils sortirent ensemble dans la cour. L’air de Neopolis était saturé de bruits – drones qui vrombissaient au-dessus des immeubles, klaxons au loin, éclats de voix d’élèves plus chanceux qui comparaient leurs dernières progressions. Un écran suspendu diffusait une rediffusion d’un combat récent : une Avatar esquivait avec grace une attaque avant de frapper, son nom et ses stats clignotant en gros caractères. Quelques élèves s’arrêtèrent pour regarder, fascinés.

  ? Elle est forte, ? murmura Toma. ? Elle doit s’entra?ner comme une dingue. ?

  ? Ouais, ? répondit Akira, le regard ailleurs. ? Faut croire que l’entra?nement, ?a marche pour certains. ?

  Ils continuèrent leur chemin à travers les rues animées. Akira gardait les mains dans les poches, son écran flottant au-dessus de lui comme un rappel constant. Il se souvenait encore de ses huit ans, assis sur le canapé usé de l’appartement familial. Son père, les yeux brillants, lui montrait une vieille vidéo sur un écran craquelé. Un Avatar, le premier à atteindre le rang S, terrassait une créature colossale sous les cris d’une foule en délire. ? Tu vois, Akira, ? avait-il dit, une main sur son épaule. ? Un jour, ?a sera toi. ? à l’époque, il y avait cru. Il avait passé des heures à courir dans la cour, une branche à la main, jouant au héros. Aujourd’hui, son père rentrait tard d’une usine au nord de la ville, et Akira ne courait plus.

  ? Hé, ? dit Toma, le tirant de sa rêverie. ? On va au centre d’entra?nement ce soir ? J’ai assez de crédits pour une heure. ?

  Akira soupira. Les simulateurs co?taient cher, et il détestait l’idée de gaspiller son argent pour rien. Mais Toma insistait toujours, avec cet enthousiasme qui finissait par le convaincre. ? Faut que t’essaies encore, mec. Peut-être que ?a va débloquer un truc. ?

  ? ?a débloque rien depuis deux ans, ? marmonna Akira.

  Airi posa une main légère sur son bras, un geste furtif mais qui le fit sursauter. ? Viens avec nous. ?a te changera les idées. ?

  Il croisa son regard et céda. ? OK. Mais si je perds mon temps, tu me dois un ramen, Toma. ?

  ? Marché conclu ! ? répondit Toma avec un clin d’?il.

  Le centre d’entra?nement se dressait à quelques rues de là, un batiment trapu aux néons bleus qui clignotaient dans la pénombre. à l’intérieur, l’air sentait le métal et la sueur. Des rangées de cabines alignées bourdonnaient doucement, chacune équipée d’un casque sensoriel et d’un écran de stats. Des gamins s’entra?naient, leurs visages crispés de concentration. Un gar?on à c?té d’eux sortit d’une cabine, un sourire triomphant aux lèvres alors que son écran affichait une minuscule progression : Agilité : +0,2.

  Toma siffla. ? Pas mal. Moi, j’ai pris 0,3 en endurance la semaine dernière. ?

  Akira ne dit rien. Il entra dans une cabine, enfila le casque et lan?a le programme de base : un gobelin mythique, niveau 1. L’arène virtuelle se matérialisa autour de lui – sol poussiéreux, murs fissurés, une lumière terne qui filtrait d’un ciel fictif. Le gobelin surgit, petit mais rapide, ses griffes raclant le sol. Akira serra son épée virtuelle et esquiva, trébuchant presque. Il frappa, un coup maladroit qui toucha l’épaule de la créature. Elle hurla et se dissipa en éclats de lumière.

  Combat terminé. Analyse en cours.

  Il retira le casque, le souffle court, et son écran s’actualisa sous les yeux de Toma et Airi.

  [Puissance : 1 | Agilité : 1 | Endurance : 1 | énergie Mythique : 0]

  [Progression : +0]

  Toma grima?a, gêné. ? Toujours pareil, hein ? ?

  Akira fixa l’écran, les machoires serrées. ? Ouais. Toujours pareil. ?

  Airi s’approcha, ses yeux plissés comme si elle cherchait quelque chose. ? Attends… T’as vu ?a ? ?

  Elle pointa une ligne minuscule en bas de son Dashboard, un scintillement fugace qu’il n’avait jamais remarqué. Des caractères brouillés, presque illisibles : ERR_XXXX_CHRONOS_001. ?a disparut avant qu’il ne puisse le déchiffrer.

  ? Vu quoi ? ? demanda-t-il, troublé.

  Elle hésita. ? Je… je sais pas. C’était bizarre. ?

  Akira fron?a les sourcils, une sensation étrange remontant le long de sa colonne vertébrale. Un murmure, comme une voix qu’il n’entendait pas vraiment. Pendant ce temps, un écran au loin diffusait une annonce sur un combat à venir, et la foule dehors s’agitait, captivée par un monde qui semblait l’avoir oublié.

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